dimanche 11 octobre 2009

Honinbo ...


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"Nul doute qu'à première vue les poèmes d'Eric Ferrari déconcertent et dépassent l'entendement. Illisibles en effet si le lecteur n'accomode pas, comme on dit en ophtalmologie. Il lui est demandé assurément un effort premier, généreux et patient, qui implique de faire sécession avec les habitudes ordinaires de la lecture, cette manière familière et à vrai dire paresseuse de saisir dans la succession des mots et des phrases l'énoncé d'un sens immédiat. On dira un peu facilement que cela vaut pour toute poésie. Voire. Il n'est pas fréquent qu'on assume avec une si ferme intransigeance la visée poétique, qu'on porte la langue à ce point extrême de tension et de condensation alors même qu'on se soucie fort peu, comme le discret Ferrari, de provocation et d'insolence. C'est d'une autre radicalité qu'il retourne ici, celle qui, toute à son projet "d'acérer l'être", s'exerce d'abord sur soi, sur la perception et la saisie du réel et qui impose ensuite à la langue de lui être fidèle jusque dans es plus innattendues conséquences. Je veux dire donc qu'il n'y a rien de gratuit dans la façon abrupte, farouchement elliptique de notre poète. Les images qu'il nous livre sans ménagement, devant lesquelles il arrive qu'on se trouve dans un premier temps impuissant, ne sont pas l'effet d'une mécanique hasardeuse ou d'une complaisance d'esthète. Elles sont le précipité d'expériences ordinaires et communes : il se trouve seulement que ces expériences, bien qu'inscrites dans les circonstances du quotidien, sont restituées dans une formulation intense qui les débarrasse de leurs significations de surface, ces leurres dont se satisfait trop bien notre paresse à comprendre de quoi il s'agit au vrai. Voyez : le point d'émergence de l'image est toujours chez Ferrari attaché aux plus banals, aux plus concrets évènements d'une vie : des enfants qui crient, un réveil qui sonne, l'offrande d'un baiser, une chaise renversée, une vue de la foule sur place "depuis le premier étage", des boucles de cheveux dans la cuisine ...

La juxtaposition de ces instantanés d'apparence, reliés par la profondeur de l'image à leur être profond, élabore une sorte de polyphonie du réel - et c'est celle-ci qui fait sens. L'enjeu est bien, comme il est dit, de "réenchanter l'anecdote" d'être le guetteur ému, passionné même, de ces débris de nos monde vécus (ceux du dedans et ceux du dehors) dont l'éclat gardé ou ranimé par le poème est peut-être à nous autres jetés dans le froid le seul abri. Aussi faut-il bien comprendre que les poèmes de Ferrari sont des seuils, qu'ils nous demandent une traversée et nous appellent à la ferveur dans l'approche du secret de nos vies, "la ferveur comme fidélité à l'éclair".

Pas de mensonge : cette traversée est difficile, non pas seulement parce que "les seuils sont en feu" mais parce qu'il faut un acte de foi pour la tenter : croire que sous l'ombre des mots il est "un ciel renversé", sous les déblais un abri paradoxal pour les errants, "vigilants et perdus". On peut voir certes une mystique dans cette montée vers le sens, qui dénude et avive - on n'entend pas par hasard tel écho à Jean de la Croix : "Je descendais si haut" .... Mais il me semble, pour ma part, que le séjour poétique de Ferrari est ailleurs, moins dans l'ascèse que dans l'étreinte simultanément heureuse et malmenée du monde comme il va, comme il tient à l'âme et au corps, cherchant à aimer la vie "par tous les pores de notre humanité". Un lieu "entre fission et fusion", soit, mais secrètement, passionnément aimanté par l'utopie d'une fusion conciliatrice".

Préface de Jean-Pierre Siméon dans "Abris et Déblais", Eric Ferrari aux editions Cheyne.

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Beyond forcing move
adossé au pied du mur
où s'arrête le

métier à faire le monde /
pas à pieds
et répétés de neige.

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